Quels contre-pouvoirs salariés à la toute-puissance d'un actionnariat climaticide?

Au moment où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage", écrivait Jean Jaurès. Plus de cent après, la maxime est toujours d'actualité. Comment les salarié·es peuvent-ils reprendre le pouvoir pour engager la bifurcation écologique et sociale de leurs entreprises?

Une représentation salariée dans les conseils d’administration illusoire
et insuffisante

Dans toutes les entreprises de plus de 1.000 salarié·es, la loi impose la présence d’un ou deux administrateurs salariés dans les conseils d’administrations (loi Pacte). Ils peuvent être élus par les salarié·es, désignés par le CSE, ou désignés par l’organisation syndicale qui a obtenu le plus de suffrages au premier tour des élections professionnelles.

Dans des conseils d’administration composés de 8 à 12 personnes, cette représentation salariale a minima ne garantit absolument pas la participation des salarié·es à la prise des décisions stratégiques, qui restent aux mains des actionnaires et de la direction.

Les  administrateurs salariés sont d’autant plus éloignés de la prise de décisions qu’ils ne siègent que très peu dans les comités (nomination, gouvernance, audit, stratégique, RSE, ressources humaines…), ou les décisions sont réellement actées avant leur vote au Conseil d’administration. Seulement 67,4% des entreprises cotées au SBF 120 ouvrent au moins un comité du conseil d’administration aux administrateurs salariés. Certains comités sont particulièrement exclus : seulement 32,6% des comités de nomination du SBF 120 comportent au moins un administrateur salarié, et 40% des comités de stratégie et/ou RSE et/ou d’investissement.

Une autre difficulté pour les administrateurs salariés réside dans leur position officielle ambiguë  : la loi spécifie qu’ils siègent dans les conseils d’administration pour défendre uniquement l’intérêt de l’entreprise et non celui des salarié·es. Ils et elles ont d’ailleurs interdiction de cumuler leur siège au CA avec un autre mandat syndical. 

 

La codétermination à allemande, une bonne solution?

Le patronat français vante régulièrement les performances de l’économie allemande, la solidité de son industrie et sa balance commerciale structurellement excédentaire. On entend beaucoup moins parler de la représentation salariée dans les conseils d’administration allemands, qui peut monter jusqu’à 50% des sièges dans les entreprises de plus de 2000 salarié·es et à 33% dans les entreprises de plus de 500 salarié·es. 

Mais en cas de désaccord entre les représentant·es des actionnaires et les représentant·es des salarié·es, le dernier mot revient au président du Conseil d'administration, nommé par les actionnaires. De facto, la position des salarié·es est systématiquement minoritaire dans les situations conflictuelles. Malgré ce défaut structurel, le modèle du Mitbestimmung oblige les actionnaires à prendre en compte l’avis des salarié·es sur le long terme et non la seule recherche de rentabilité à court-terme, ce qui peut expliquer en partie la robustesse de l’économie allemande, et le plus faible niveau de désindustrialisation du pays.

En 2005, les économistes Fitzroy and Kraft ont étudié 179 firmes qui sont passées d’une participation au tiers à la quasi-parité. Leurs résultats ont montré que la participation des salarié·es aux conseils d’administration améliore la productivité :  elle serait supérieure de 11% dans les entreprises où la codétermination est en place depuis 5 à 9 ans par rapport aux entreprises qui viennent de l’adopter.

Les Comités d’établissement allemands, équivalents de nos CSE, bénéficient aussi d’un droit de véto sur un certain nombre de décisions prises par le Conseil d’administration concernant la marche de l’entreprise, ses comptes, la politique de formation, la construction de nouveaux bâtiments, les procédures de travail et les nouvelles technologies…

L’Allemagne n’est pas le seul pays européen ou les salarié·es sont étroitement associés à la prise de décision en entreprise. Treize autres pays ont une représentation des salarié·es a minima au tiers : Allemagne, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Suède, Luxembourg, Irlande, Autriche, Slovénie, Slovaquie, Pologne, Hongrie, République tchèque. Définitivement, la France est à la traîne sur ce sujet, malgré la place grandissante des administrateurs salariés depuis les lois Sapin de 2013 qui ont instauré ce statut.

 

En attendant les conseils d'administrations salariés, emparons nous des conseils d'entreprise

Pour la sociologue et politologue Isabelle Ferreras, chercheuse associée à Harvard, il faut travailler à une véritable parité entre la représentation des “apporteurs en capital” et des “investisseurs en travail”, que sont les salarié·es, en créant un conseil d’administration salarié, adossé à un conseil d’administration des actionnaires, afin de créer les conditions d’une véritable égalité des voix.

“La branche exécutive du gouvernement – la direction générale ou comité exécutif – est nommée à la majorité des deux chambres formant le « parlement » de l’entreprise. Pour fixer les règles régissant les finalités de l’entreprise, sa stratégie, ses projets, la direction exécutive doit obtenir un vote à la majorité dans chacune des deux chambres (50 % + 1)”, explique-t-elle dans Alternatives Economiques.

En attendant ces profondes modifications de la gouvernance des entreprises, des outils juridiques existent pour donner plus de place aux CSE dans la gouvernance des entreprises. Via un accord collectif, il est possible de transformer le CSE en "Conseil d'entreprise", qui bénéficie dès lors d'un droit de véto sur une série de thème définis dans l'accord collectif, les nominations à la tête de l'entreprise par exemple.

 

A l’heure de l’urgence écologique, les salarié·es plus rationnels que les actionnaires

Le néolibéralisme repose sur un mythe : les détenteurs de capital seraient les acteurs économiques les plus rationnels, ceux le plus à même de faire les bons choix stratégiques. Un postulat théorique qui nie complètement le savoir-faire et la connaissance des travailleur·euses de leurs métiers, de leurs entreprises et de leurs secteurs de marché. Ne pas prendre en compte ce savoir-faire constitue une perte d'efficience économique, en plus d’engendrer de la casse sociale et écologique

Depuis les années 1980, les changements de gouvernance des grandes entreprises ont été à sens unique : celui du pouvoir des actionnaires, de la financiarisation de l’économie, du court-termisme les yeux rivés sur le cours des actions. L’urgence écologique montre bien que cette pseudo-rationalité économique ne fait que nous conduire droit dans le mur d’un monde à +4°. 

La bifurcation des modèles d’affaires nécessaire à la préservation de l’habitabilité de la planète ne peut pas reposer sur le libre jeu des marchés financiers. Ces derniers ont montré leur incroyable capacité à détruire l’environnement et à détériorer les conditions de travail, en imposant une concurrence mondiale entre les travailleur·euses. En même temps, on observe chez les salarié·es une prise de conscience grandissante de l’urgence écologique. Selon l’Anact, 81 % d’entre eux pense que la transition écologique constitue un enjeu stratégique.

Donner plus de poids à la représentation salariée ne peut qu’être favorable à l’écologie, tout en pérennisant l’activité économique : quel salarié·e voterait pour la délocalisation à l'autre bout du monde de son entreprise?

 

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